Commentaire de la circulaire n°6338-SG du 30 mars 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausses des prix de certaines matières premières
C’était annoncé : une nouvelle circulaire du Premier ministre, référencée 6338/SG et « relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausses des prix de certaines matières premières », a été publiée le 1er avril sur Légifrance [1].
Les destinataires de ce texte sont de deux ordres : les acheteurs de l’Etat, qui sont directement invités à la mettre en œuvre, et les collectivités locales, que les préfets sont chargés de sensibiliser aux difficultés d’exécution des contrats de la commande publique et à l’opportunité d’en appliquer les recommandations.
Afin de prendre en compte les difficultés liées à la hausse des prix des matières premières, en particulier le gaz et le pétrole, et aux tensions sur les circuits d’approvisionnement, le texte rappelle et promeut cinq séries de « principes et règles ».
- La possibilité de modifier un contrat de la commande publique lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir.
Comme le rappelle l’auteur de la circulaire, les articles R.2194-5 et R.3135-5 du code de la commande publique (applicables respectivement aux marchés et aux concessions), autorisent la modification d’un contrat en cours lorsque celle-ci est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir. La modification étant admise dans la limite de 50% du montant initial lorsque l’acheteur est un pouvoir adjudicateur [2].
Selon la circulaire, cette disposition pourrait être mise en œuvre pour permettre la modification des spécifications techniques d’un contrat pour tenir compte de la pénurie de matières premières et de la hausse des prix des approvisionnements, notamment par
- la substitution d’un matériau à celui initialement prévu et devenu introuvable ou trop cher,
- la modification des quantités ou du périmètre des prestations à fournir,
- l’aménagement des conditions et délais de réalisation des prestations.
L’auteur de la circulaire ajoute qu’il n’est toutefois pas possible de renégocier uniquement le prix par avenant, c’est-à-dire une modification du prix qui ne serait pas liée à une modification du périmètre, des spécifications ou des conditions d’exécution du contrat.
On en déduit, en particulier, que le recours à l’article R.2194-5 du CCP pourrait être motivé par le seul renchérissement substantiel du coût des spécifications initiales du contrat et dont la modification permettrait de substituer un matériau de moindre coût… tout en révisant, le cas échéant, à la hausse la rémunération de l’entreprise (puisque les spécifications changent, le prix peut évoluer).
Il faut saluer cette prise de position qui invite les acheteurs publics à ne pas s’arc-bouter sur les stipulations initiales du contrat et à accepter des évolutions raisonnables dans les spécifications ou modalités d’exécution de celui-ci [3].
Il reste que si la solution est praticable pour les marchés de travaux ou de services, il est a priori plus difficile de concevoir son application à des marchés de fournitures, dont la livraison d’un bien ou d’un matériau répondant à des spécifications précises constitue l’objet même du contrat.
- L’application de la théorie de l’imprévision aux contrats administratifs
La théorie de l’imprévision, désormais consacrée par le législateur au 3°de l’article L.6 du code de la commande publique, conduit à ouvrir droit au versement d’une indemnité d’imprévision au profit du cocontractant de l’administration lorsque (i) des circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat (imprévisibilité) et (ii) indépendantes de la volonté des parties (extériorité) (iii) viennent à en bouleverser l’économie et entraînent un déficit pour le cocontractant.
Passage obligé des circulaires traitant des effets de la hausse des prix sur les contrats des personnes publiques depuis la circulaire interministérielle du 20 novembre 1974 [4], le texte commenté ne déroge pas à la règle et procède à un rappel des conditions d’application de la théorie de l’imprévision aux contrats administratifs.
2.1 L’imprévisibilité
L’apport de la circulaire est de qualifier la hausse des prix de certaines matières premières, notamment le gaz et le pétrole, de « circonstance exceptionnelle » qui est « sans conteste imprévisible ».
Les observateurs de la jurisprudence administrative, qui savent qu’elle tient compte pour apprécier le caractère imprévisible des fluctuations de nature économique de l’existence antérieurement au contrat de signes avant-coureurs de la crise [5], pourraient donc se réjouir de cette prise de position officielle des autorités de l’Etat.
A ceci près que la circulaire précise que cette hausse exceptionnelle des prix est « constatée depuis le premier trimestre 2021 », datation malheureuse (et sans doute discutable) qui conduit pour les contrats les plus récents, à mettre en question le caractère réellement imprévisible de la hausse des prix de l’énergie… ou à tout le moins à devoir établir l’ampleur imprévisible d’une hausse qui l’était déjà moins [6].
2.2 L’extériorité
Sur ce point, la circulaire se borne à indiquer que l’existence d’une clause de révision des prix en fonction de la conjoncture économique ne fait pas obstacle par elle-même à l’application de la théorie de l’imprévision, lorsqu’il apparaît que la mise en œuvre de cette clause ne suffit pas à corriger les effets du bouleversement économique du contrat [7].
On rappellera toutefois que l’inadéquation de la clause de révision peut dans certains cas être considérée comme étant un évènement imputable à l’imprudence de l’entreprise et, en raison de l’absence de la condition d’extériorité, comme faisant obstacle à la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision[8].
2.3 Le bouleversement de l’économie du contrat
C’est sur la condition relative au bouleversement de l’économie du contrat que la circulaire contient le plus de développements… et soulève le plus d’interrogations.
(i) Sur le seuil de bouleversement
S’agissant du seuil de bouleversement de l’économie du contrat, la circulaire fait preuve d’un certain conservatisme en reprenant l’indication qui était déjà contenue dans la circulaire précitée du 20 décembre 1974 selon laquelle cette condition ne devrait être considérée comme remplie que lorsque les charges extracontractuelles supportées par le cocontractant ont atteint le quinzième du montant initial du marché ou de la tranche.
On peut s’interroger sur le point de savoir si ce seuil de 15% ne devrait pas plutôt être considéré comme le seuil à partir duquel le bouleversement de l’économie du contrat serait, sauf circonstances particulières, réputé acquis. [9].
Ce qui ne fait pas obstacle à la caractérisation d’un bouleversement en deçà d’un tel seuil (en ce sens, cité par la circulaire, CAA Marseille, 17 janvier 2008, Société Altagna, req. n° 05MA00492 : pour une augmentation de 7% du coût d’exécution).
(ii) Sur la nécessaire existence d’un déficit
La règle, rappelée par la circulaire commentée, selon laquelle la théorie de l’imprévision ne joue qu’en cas de déficit et ne peut donc avoir pour effet de garantir un bénéfice au profit du titulaire n’est pas douteuse [10].
Encore faut-il bien s’entendre sur sa portée.
D’une part et en contrepoint de la position exprimée par la circulaire selon laquelle le déficit doit être « réellement important » [11], il serait possible de considérer que la condition tenant au bouleversement de l’économie générale du contrat est indépendante de l’importance du déficit enregistré par le co-contractant de l’administration.
De sorte qu’un déficit, même de faible ampleur, pourrait ouvrir droit au versement d’une indemnité d’imprévision, dès lors que l’économie du contrat se trouverait par ailleurs substantiellement altérée.
Simplement, dans ce cas, l’indemnité compensatrice du déficit sera elle-même d’un faible montant.
D’autre part, l‘analyse exposée dans la circulaire selon laquelle le déficit devrait être mesuré « sur l’ensemble du contrat » nous paraît susceptible d’être questionnée en présence de contrats à exécution successive ou de contrats de nature concessive.
Pour ces types de contrats, il est possible de soutenir, toutes autres conditions étant remplies par ailleurs, que le cocontractant de l’administration serait admis à faire valoir un droit à percevoir une indemnité d’imprévision dès lors qu’existe une « période de déficit ».
En effet, la théorie de l’imprévision a toujours été pensée et conçue comme une solution provisoire destinée à faire face à un bouleversement transitoire de l’économie du contrat, en attendant le rétablissement de l’équilibre contractuel [12].
La philosophie qui irrigue toute la théorie repose ainsi sur ce postulat de base selon lequel, confronté à une difficulté provisoire dans l’exécution de son contrat, le cocontractant de l’administration doit être soutenu pendant cette phase critique en contrepartie de son obligation de poursuivre l’exécution du contrat.
L’exécution normale du contrat, réalisée avant le début de la période d’imprévision comme après que cette période ait pris fin, ne devrait donc pas, sauf à redéfinir la théorie même, venir en déduction des droits du cocontractant à percevoir une indemnité pour charges extracontractuelles au titre de la période d’imprévision.
Sous le bénéfice de ces interrogations, on notera avec intérêt les développements de la circulaire relatifs aux modalités de fixation d’une indemnité dite provisionnelle dont le montant définitif serait arrêté après la fin de l’exécution du contrat.
- Le gel des pénalités contractuelles
La circulaire du 30 mars 2022 invite les acheteurs à ne pas appliquer les clauses des contrats prévoyant des pénalités de retard ou l’exécution des prestations aux frais et risques des titulaires, tant que ces derniers sont dans l’impossibilité de s’approvisionner dans des conditions normales.
Elle reprend sur ce point les recommandations déjà contenues dans la circulaire n° 6293/SG du 16 juillet 2021, qui elle-même reproduisait le mécanisme mis en place dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire par l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19.
Etant précisé que la circulaire ne doit évidemment pas être regardée posant une présomption générale d’imputabilité des retards aux difficultés d’approvisionnement, ce qui serait difficilement justifiable du point de vue de l’acheteur.
En d’autres termes, il revient toujours aux entreprises de démontrer que les retards constatés sont effectivement imputables en tout ou partie à des difficultés d’approvisionnement, pour pouvoir échapper aux pénalités encourues.
- L’insertion d’une clause de révision des prix dans les contrats de la commande publique
La circulaire fait un rappel intéressant des règles applicables en matière de clause de révision des prix.
Pour mémoire, en application des articles R. 2112-13 et R. 2112-14 du code de la commande publique, la révision doit obligatoirement être prévue lorsque (i) la durée d’exécution du marché est supérieure à trois mois, (ii) que son exécution suppose le recours à une part importante de fournitures notamment de matières premières, (iii) dont le prix est directement affecté par les fluctuations des cours mondiaux.
Les parties peuvent recourir à une « référence » unique, c’est-à-dire principalement :
- un indice, qui retrace l’évolution de la valeur d’une grandeur économique, du prix d’un produit, d’un service, ou d’un facteur de coût particulier sur une période donnée,
- ou un index, lequel est composé de plusieurs indices assortis de coefficients de pondération.
Les parties peuvent également recourir à une « formule de révision » intégrant plusieurs variables et notamment plusieurs indices ou index.
L’apport principal de la circulaire réside dans le fait de prescrire aux acheteurs de renoncer à l’introduction dans la formule de révision d’un terme fixe, lequel est généralement destiné à pondérer les évolutions de prix trop brutales.
De même, les acheteurs sont-ils requis de renoncer à l’introduction d’une clause butoir ou d’une clause de sauvegarde, dont l’objet consiste précisément à plafonner les effets à la hausse (et plus rarement à la baisse) des clauses de révision des prix.
- Le cas des contrats de droit privé
La circulaire envisage enfin l’hypothèse des contrats de la commande publique de droit privé, qui sont de ce fait exclus du champ d’application de la théorie de l’imprévision.
Depuis la réforme du droit des contrats de 2016, le « changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat » est en effet pris en compte à l’article 1195 du code civil qui prévoit un mécanisme inspiré – mais distinct – de l’imprévision en droit administratif, et qui repose sur une obligation de renégociation de bonne foi du contrat.
Comme le relève la circulaire du 30 mars 2022, l’article 1195 du code civil est supplétif de volonté et les parties aux contrats de droit privé ont pris le pli de déroger quasi-systématiquement à ses dispositions (qu’une doctrine autorisée tient par ailleurs pour incompatibles avec la lex specialis du marché à forfait).
Faisant preuve d’un certain consensualisme et même d’un consensualisme certain, la circulaire précise que les parties peuvent convenir d’un commun accord de neutraliser la clause excluant le jeu de l’article 1195 du code civil « dans une logique de répartition des aléas économiques ».
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[1] La circulaire est datée du 30 mars 2022, quoiqu’elle mentionne une date de signature au 27 mars 2022. Cela n’a cependant pas d’incidence.
[2] Ce seuil s’appliquant néanmoins à chaque modification en cas de modifications successives.
[3] Qui pourraient le cas échéant être concédées dans le cadre d’une négociation plus large en contrepartie d’évolutions souhaitées par l’acheteur.
[4] Circulaire interministérielle relative à l’indemnisation des titulaires de marchés publics en cas d’accroissement imprévisible de leurs charges économiques, JORF du 30 novembre 1974, p. 11971.
[5] CE 29 avril 1981, Bernard, req. n° 10170 : jugeant que l’entrepreneur aurait dû intégrer dans ses prévisions les variations à venir des indices de prix de produits pétroliers dans le cadre d’un marché conclu le 22 mai 1974, soit à une date où la première hausse des prix du pétrole s’était déjà produite ; CAA 3 avril 2008, Société Braja Vesigne, req. n° 06MA01355 : une entreprise spécialisée dans la mise en œuvre de produits dérivés du pétrole aurait du prévoir une hausse de 19% de l’indice TP09 entre les mois d’avril et de décembre 1999, dès lors qu’elle n’ignorait pas la baisse importante des produits pétroliers depuis le début de l’année 1998 et que l’indice TP09 connaissait une nouvelle hausse perceptible dès le mois précédant l’établissement des prix du marché.
[6] En cas de cumul de circonstances ayant causé un déficit d’exploitation et dont certaines seulement sont imputables au cocontractant, il faut et il suffit que l’évènement imprévisible et extérieur soit par lui-même de nature à bouleverser l’équilibre économique du contrat. Dans ce cas, néanmoins, le juge veillera à ce que l’indemnité d’imprévision ne compense que la part de déficit liée aux circonstances imprévisibles (CE 21 octobre 2019, Société Alliance, req. n° 419155).
[7] CE 29 mai 1991, Etablissement public d’aménagement de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, req. n° 92551 ; CE 19 février 1992, SA Dragages et Travaux Publics, req. n° 47265.
[8] CE 12 juin 1987, SA Billiard et Jardin, req. n° 30060.
[9] On relèvera à cet égard qu’une réponse ministérielle de 2004 mentionnait, pour sa part, un seuil de 10% (réponse du Ministre de l’économie à une question écrite du député M. Etienne Mourrut, n° 36543, JOAN 21 septembre 2004, p. 7298).
[10] CE 4 octobre 1961, Entreprise Charlet, rec. p. 539 ; CE 5 novembre 1982, Société Propétrol, req. n° 19413 ; CE 21 octobre 2019, Société Alliance, req. n° 419155 ; CAA Douai 27 mars 2001, Société française d’assainissement et de services, req. n° 97DA02335.
[11] Qui, il est vrai, reprend sur ce point le commentaire des auteurs du GAJA sous l’arrêt CE 30 mars 2016, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux (GAJA n° 28, Dalloz, 23ème éd., 2021, p. 185).
[12] Un bouleversement définitif des conditions économiques du contrat sans perspectives de rétablissement constituerait un cas de force majeure qui devrait conduire à sa résiliation du contrat (CE 9 décembre 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, rec. p.1050 ; Ce 14 juin 2000, Commune de Staffelden, rec. p. 227)