Sur la qualification juridique d’un contrat de droit privé relevant de la commande publique par la Cour de cassation (Cass. Com, 22 juin 2022, n°19-25.434) – Analyse de Wafa AHMADI et d’Adam BENAMEUR

Dans un arrêt du 22 juin 2022, la Cour de cassation considère que la situation de monopole du cocontractant d’un concessionnaire d’autoroute n’est pas exclusive d’un risque d’exploitation supporté par ce cocontracant. Dès lors l’impossibilité de qualifier le contrat de « marché public » au sens de la commande publique empêche de saisir le juge judiciaire en référé précontractuel ou contractuel.

Transposant la directive 2007/66/CE[1] du 11 décembre 2007, l’ordonnance n°2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique a introduit en droit interne les référés précontractuels et contractuels avec l’objectif de sanctionner les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence, susceptibles d’être commis à l’occasion de la procédure d’attribution de ces contrats.

Les dispositions du chapitre premier, article 1, de l’ordonnance, relatives aux « recours applicables aux contrats administratifs », ont modifié les articles L 551-1 et L 551-2 du code de justice administrative. Celles du chapitre second, relatives aux « recours applicables aux contrats de droit privé relevant de la commande publique » sont définies aux articles 2 à 21 de l’ordonnance.

Tandis que pour les contrats administratifs relevant de la commande publique les référés précontractuels et contractuels concernent tant les marchés publics que les contrats de concession, au contraire, s’agissant des contrats de droit privé, ces procédures de référé ne concernent que les marchés publics.

La question de la nature juridique d’un contrat privé de la commande publique constitue dès lors une question préalable pour le juge judiciaire, lorsqu’il est saisi d’un référé précontractuel ou contractuel.

 

En l’espèce une société concessionnaire d’autoroute (société de droit privé) avait lancé un appel d’offre pour des opérations de dépannage des poids lourds sur une portion d’autoroute qu’elle exploite. L’une des caractéristiques notables de ce type de contrat tient à ce que le cocontractant de la société concessionnaire ne perçoit aucune rémunération de celui-ci pour l’exécution du contrat, mais se rémunère uniquement sur les usagers qui bénéficient de dépannages.

Deux offres ont été présentées, l’une par la société précédemment chargée de ce service depuis 2012, l’autre par un groupement d’intérêt économique constitué de plusieurs sociétés de dépannage n’étant encore jamais intervenues sur la portion d’autoroute.

A la suite du refus de sa candidature, le candidat évincé, précédemment chargé du service, saisit le juge judiciaire d’un recours contre le contrat en raison d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence.

Le juge des référés du tribunal de grande instance de Bordeaux s’est reconnu compétent pour statuer sur la demande au motif que si le concessionnaire d’autoroute ne verse aucun paiement au dépanneur pour l’exécution du contrat, l’agrément qu’il lui donne pour lui permettre d’intervenir de façon exclusive sur un secteur d’autoroute déterminé a pour contrepartie économique le prix facturé aux usagers, sans que sa situation monopolistique l’expose réellement aux aléas du marché.

Ainsi, à défaut de tout risque d’exploitation supporté par le dépanneur, le premier juge a considéré que le contrat était un marché public de droit privé en dépit de l’absence de toute rémunération versée par la société concessionnaire d’autoroute.

La Cour de cassation casse et annule la décision du premier juge pour irrecevabilité de l’action devant le juge du référé contractuel.

Elle observe en effet que l’entreprise sélectionnée ne maitrise ni le nombre, ni le volume des prestations à accomplir, alors même qu’elle ne bénéficie d’aucune rémunération versée par le concessionnaire d’autoroute, ni d’aucun mécanisme de compensation des pertes éventuelles.

Elle considère ainsi que l’entreprise « supporte les risques liés à l’exploitation du service rendu », cette exposition aux risques faisant obstacle à ce que le contrat soit qualifié de « marché » au sens des dispositions de l’article L 1111-1 du code de la commande publique.

On notera sur ce point que le raisonnement est assez proche de celui suivi par le Conseil d’Etat dans son arrêt Ville de Paris du 9 juin 2021, n°448948 (voir en particulier les conclusions de Madame LE CORRE, rapporteure publique sous cet arrêt)

Dès lors le juge judiciaire du référé contractuel ne peut connaître d’éventuels manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence relatifs à la passation du contrat.

Pour autant la Cour souligne que l’impossibilité de saisir le juge du référé contractuel à défaut de pouvoir qualifier le contrat de marché public, n’empêche pas les candidats évincés d’un appel à concurrence de saisir le juge de droit commun pour faire valoir leurs droits et ne porte donc pas atteinte à leur droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6, par. 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

 

[1] Directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics

 

Wafa AHMADI et Adam BENAMEUR