Unicité du décompte et réserves non levées : la jurisprudence du Conseil d'Etat évolue

Dans un arrêt du 12 octobre, la Haute juridiction administrative enfonce un coin dans sa jurisprudence "Centre hospitalier de Versailles", selon laquelle, dans un marché public, les sommes correspondant aux réserves non levées appartiennent au décompte général définitif. Pour Tony Janvier, avocat à la Cour, il faudra voir si cette décision constitue la première étape d'un revirement de jurisprudence en la matière.

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Unicité du décompte et réserves non levées : la jurisprudence du Conseil d'Etat évolue
Tony Janvier, avocat associé, Parme Avocats

Dans sa décision "Centre Hospitalier de Versailles" (CE, 20 mars 2013, n° 357636, mentionné aux tables du Recueil), le Conseil d’Etat avait jugé que les sommes correspondant aux réserves non levées appartiennent au décompte général et définitif ou DGD (indivisible et intangible). Ce qui signifie que :

- le maître d’ouvrage qui établit le décompte général alors même que des réserves formulées à la réception n’ont pas été levées, doit faire état au sein dudit décompte du coût des travaux nécessaires à la levée des réserves - ou à tout le moins assortir sa signature de réserves explicites s’il n’est pas en mesure de chiffrer ces travaux ;

- à défaut, il est réputé avoir implicitement levé les réserves, ce qui lui interdit toute réclamation à cet égard, et ce même si un litige relatif à la responsabilité du titulaire était déjà en cours devant le juge administratif, ledit litige ayant alors perdu son objet (étant tout de même rappelé que le moyen ne peut être soulevé d’office par le juge si les parties omettent de s’en prévaloir).

Cette décision de 2013 « procède d’une application dogmatique et déraisonnable des principes d’indivisibilité et d’intangibilité du DGD, contraire à la lettre comme à l’esprit du CCAG travaux », comme nous l'avions écrit dans le BJCP n° 102, octobre 2015, p. 353.


Les précisions de la CAA de Paris en 2017

Dans le prolongement et la logique de cette jurisprudence du Conseil d’Etat, la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 3 février 2017, n° 16PA00743) a précisé que, lorsqu’avant d’établir le décompte général, le maître d’ouvrage a actionné la garantie à première demande fournie par le titulaire pour couvrir les réserves à la réception :

- d’une part, cela ne le dispense pas pour autant d’inscrire les sommes correspondant aux réserves non levées au débit du titulaire dans le décompte général (dans ce cas, il est recommandé au titulaire de s’assurer que les sommes versées par le garant ont dans le même temps été portées à son crédit) ;

- d’autre part, s'il ne le fait pas, le titulaire peut demander leur remboursement en invoquant le caractère définitif du décompte général et en apportant la preuve du prélèvement qu’a opéré le garant sur son compte ouvert auprès de cet établissement.


La censure du Conseil d’Etat en 2018

La deuxième partie du raisonnement de la CAA de Paris vient d’être censurée en cassation par le Conseil d’Etat (CE, 12 octobre 2018, n° 409515), au prix d’une motivation assez étonnante car profondément contradictoire selon nous.

En effet, après avoir rappelé que « le mécanisme de la garantie à première demande institue une obligation autonome qui incombe à un tiers à l’égard du marché » (la banque), la Haute juridiction a retenu que :
- « pour concilier cette obligation autonome avec la règle de l’unité du décompte, il revient en principe aux parties, si ce mécanisme a été actionné, de faire figurer dans le décompte, au débit du titulaire, le montant correspondant aux réserves non levées et, au crédit de celui-ci, le montant versé par le garant pour son compte » ;
- « toutefois, si le montant versé par le garant n’a pas été inscrit dans le décompte général au crédit du titulaire et si, par suite, le montant correspondant aux réserves non levées n’a pas été porté à son débit, ces circonstances n’ont pas pour conséquence de faire obstacle à ce que soit mis à la charge du titulaire le coût des travaux nécessaires à la levée des réserves ».

Ainsi, d’un côté la règle de l’unité du décompte s’applique aux réserves non levées même si le maître d’ouvrage a actionné la garantie à première demande, mais d’un autre côté la méconnaissance de cette règle n’est pas opposable au maître d’ouvrage s’il a actionné la garantie à première demande puisque le titulaire n’est pas fondé à en demander le remboursement.

Pour surmonter cette contradiction, le Conseil d’Etat souligne qu’un remboursement « reviendrait, en effet, à mettre à la charge du maître d’ouvrage le coût [des] travaux [nécessaires à la levée des réserves] ». Or, c’est précisément ce à quoi revient la jurisprudence "Centre Hospitalier de Versailles" dans l’hypothèse où le maître d’ouvrage n’a pas actionné la garantie à première demande : ce dernier supporte le coût des travaux nécessaires à la levée des réserves s’il a omis de l’inscrire au débit du titulaire dans le décompte général.

Il aurait été à nos yeux plus cohérent en droit d’écarter la règle de l’unité du décompte lorsque le maître d’ouvrage a actionné la garantie à première demande, car c’est exactement la portée pratique de l’arrêt (dans la limite du montant de la garantie, qui peut ne pas avoir suffi).

Nous verrons si ce coin enfoncé dans la jurisprudence "Centre Hospitalier de Versailles", dont nous ne croyons pas que l’autonomie de la garantie à première demande puisse être une explication sérieuse, est une première étape vers un revirement.

CE, 12 octobre 2018, n° 409515

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